NÉRON

Excité d' un desir curieux,
cette nuit je l' ai vue arriver en ces lieux,
triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
qui brilloient au travers des flambeaux et des armes :
belle, sans ornements, dans le simple appareil
d' une beauté qu' on vient d' arracher au sommeil.
Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs
relevoient de ses yeux les timides douceurs.
Quoi qu' il en soit, ravi d' une si belle vue,
j' ai voulu lui parler, et ma voix s' est perdue :
immobile, saisi d' un long étonnement,
je l' ai laissé passer dans son appartement.
J' ai passé dans le mien. C' est là que solitaire,
de son image en vain j' ai voulu me distraire :
trop présente à mes yeux, je croyois lui parler ;
j' aimois jusqu' à ses pleurs que je faisois couler.
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandois grâce ;
j' employois les soupirs, et même la menace.
Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.
Mais je m' en fais peut-être une trop belle image ;
elle m' est apparue avec trop d' avantage :
Narcisse, qu' en dis-tu ?

NARCISSE

Quoi, seigneur ? Croira-t-on
qu' elle ait pu si longtemps se cacher à Néron ?

NÉRON

Tu le sais bien, Narcisse ; et soit que sa colère
m' imputât le malheur qui lui ravit son frère ;
soit que son coeur, jaloux d' une austère fierté,
enviât à nos yeux sa naissante beauté ;
fidèle à sa douleur, et dans l' ombre enfermée,
elle se déroboit même à sa renommée.
Et c' est cette vertu, si nouvelle à la cour,
dont la persévérance irrite mon amour.
Quoi, Narcisse ? Tandis qu' il n' est point de Romaine
que mon amour n' honore et ne rende plus vaine,
qui dès qu' à ses regards elle ose se fier,
sur le coeur de César ne les vienne essayer :
seule dans son palais la modeste Junie
regarde leurs honneurs comme une ignominie,
fuit, et ne daigne pas peut-être s' informer
si César est aimable, ou bien s' il sait aimer ?
Dis-moi : Britannicus l' aime-t-il ?


Jean Racine, Britannicus, Acte II, Scène 2

Michal Macku

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